Art abstrait
Introduction à mon approche de la peinture à partir de la musique
« Je n’ai jamais rencontré un artiste pour qui une discipline artistique autre que la sienne possède une telle importance que pour Dessa. Il faut le souligner, car toute la spécificité et toute la singularité de sa création réside dans ce phénomène. La musique n’est pas seulement une stimulation, ou source d’inspiration, elle est quasiment la condition « sine qua non » pour réveiller, et nourrir, son esprit créateur.
Ce qui précède à la création chez Dessa est un geste d’ouverture, une vivacité mentale, une disposition à la communication, une perméabilité et aussi une vulnérabilité. C’est une attitude purement musicale, qui la met en vibration.
Peindre, c’est convertir son corps en vaisseau qui reçoit l’énergie de la musique avant de la coder à nouveau dans un autre médium. Peindre, c’est danser. Les tableaux de Dessa sont, en fait, des dialogues devenus peinture. Ce sont des dialogues qui ressemblent souvent à des exercices spirituels. Parce-que – si ce n’est pas en communication directe avec un musicien comme aujourd’hui – ils demandent beaucoup de solitude, de concentration et de sacrifice. Car avec des interlocuteurs comme Mahler, Schreker, Ullmann où Britten on ne peut pas bavarder. Il faut les aimer, les connaître à fond, leurs idées, leur destin, leur tragédie. Sinon, ils ne s’ouvrent pas à nous ».
Frank Harders-Wuthenow, musicologue, Berlin
Je n’ai pas consciemment décidé un jour de travailler à partir de la musique, mais ce n’est pas surprenant car la musique a toujours fait partie de ma vie. Pouvoir lire les notes ouvre un autre monde, comme la connaissance d’une autre langue. J’ai commencé très tôt à prendre des leçons de piano et des cours de ballet. En Israël, j’ai chanté dans une chorale.
Mon enfance a été remplie de différents styles musicaux et j’aimais le rythme des chants et des tambours africains. Je passais aussi du temps à écouter un orchestre au son naturel. Le riche environnement du Zimbabwe combinait le chant des oiseaux avec le pépiement des grillons et le bruit d’autres insectes, le croassement des grenouilles avec le bruit de la pluie et le grondement du tonnerre. Travailler avec des compositions classiques au fil des ans a été un processus d’apprentissage, non seulement sur le compositeur mais aussi sur la façon dont chaque composition suggère des émotions et des idées différentes, et comment mon art a par conséquent répondu et s’est développé.
J’ai collaboré avec Frank Harders-Wuthenow, le responsable des promotions des éditeurs de musique Boosey et Hawkes à Berlin pour mes deux derniers projets, à savoir « Composition » – musique d’Unsuk Chin et de Detlev Glanert et « Do We Smile or Do We We Weep ? – musique de Benjamin Britten. J’étais maintenant libre d’utiliser les manuscrits comme je le souhaitais, en ajoutant de nouvelles formes à mes peintures musicales, à savoir le collage. Les découpages de partitions musicales avec les notes et l’écriture du compositeur ont apporté de nouvelles dimensions à mes créations artistiques.
Gustav Mahler – Le Chant de la Terre – 1990
C’est cette composition de Gustav Mahler qui m’a amené à travailler à partir de la musique. Un soir de 1989, lors d’une émission de radio sur les chansons, j’ai été hypnotisé, si profondément ému, et j’ai dit à haute voix « Je dois peindre cette musique ».
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Leonard Bernstein a décrit cette composition comme la plus grande symphonie de Mahler – pour deux voix et orchestre. Elle est remplie de symboles de la dualité, de l’innocence et de la mortalité, de l’illusion et de la réalité. Je connaissais les symphonies pour orchestre de Mahler, mais c’était la première fois que j’entendais cette composition, qui transmettait sa puissante émotion et ses idées
J’ai commencé à faire des recherches sur la vie de Mahler et sur ce qu’il voulait exprimer dans cette composition particulière, basée sur des poèmes chinois, et j’ai écouté plusieurs interprétations des chansons en même temps que le manuscrit musical. La musique, toujours présente dans mon travail, m’a inspiré une série de trente œuvres sur toile, créées en un an.
On pourrait dire que j’ai travaillé avec et à partir de la composition. J’absorbais des informations de la musique et la musique faisait sortir du matériel de mon inconscient. Sans le savoir, c’était le début d’une méthodologie de travail que j’ai développée pour « recomposer » mes œuvres à partir d’un morceau de musique classique de divers compositeurs.
Olivier Messiaen – Turangalîla – 1992
“Le tableau nie son format, ses limites, et prend l’espace à bras-le-corps. D’emblée, celui qui regarde se sent happé, complètement capté par ces bleus, ces verts, ces turquoises ou émeraudes, perles de pluie, cascades frissonnantes,
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chutes vertigineuses dans les tréfonds d’abîmes insondables, ou encore plongé dans les sombres coloris rehaussés d’or et de sang, suggérés par d’autres mouvements de « Turangalîla », grottes, plaies, fissures secrètes, incisées au plus profond de la terre.
A travers les coloris et formes qu’elle arrache à la musique, Dessa, avec une liberté d’écriture tout à fait remarquable, nous donne à toucher l’orage menaçant, le flux et reflux de l’émotion contenue bref, des matières élaborées et des gestes jetés, elle offre au regard des autres les tempêtes en même temps que toute la douceur de son inspiration créatrice ».
Extrait du texte « La couleur des notes » par Simon Vermot
Ernest Bloch – Schelomo – 1993
Rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre
Pendant les années 1911 à 1926, Ernst Bloch (1880 Genève – 1959 Oregon, USA) a fondé son inspiration sur des thèmes juifs ayant une signification spirituelle importante.
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Dans cette rhapsodie, il a comparé le violoncelle à la voix de Salomon. Mais l’imagerie que j’ai entendue dans la musique était l’exode d’Égypte et la traversée vers Canaan. Mes tableaux sont couverts de jaune, de bruns et de rouges, d’autres de bleus et de verts, d’ocre et de rouge pour exprimer la profondeur de toute la puissante émotion. La musique m’a profondément touché, elle m’a fait pleurer. Ce fut une expérience très émouvante.
Musique chinoise pour Er-hu – 1992
Lors d’une visite en Chine, j’ai acheté un Er-hu avec l’intention d’y retourner un jour afin d’apprendre à en jouer et à peindre à partir de la musique pour Er-hu. Quelques années plus tard, j’ai pu passer deux mois à Hangzhou, grâce à Dji-deh, un professeur de russe à la retraite qui est depuis décédé.
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lle a organisé mes contacts et mes rencontres avec la population locale et m’a fait connaître Zheng Fang, un peintre et professeur de peinture traditionnelle chinoise. J’ai apporté du matériel d’art avec moi, comme des pinceaux et de la peinture acrylique, et j’ai acheté des pinceaux chinois et une soie spéciale pour l’art, avec l’aide de Zheng Fang. Une fois peinte, la soie devait être étirée et collée sur du papier fin, et Zheng Fang venait régulièrement m’aider à le faire. Il m’a également fait un sceau chinois à imprimer sur chaque peinture. Le Er-hu est similaire au violon mais n’a que deux cordes et se joue avec un archet entre les deux cordes. Je trouve sa belle sonorité plus mélancolique que celle du violon. J’ai eu plusieurs enregistrements sur cassette, certains en solo et d’autres avec orchestre
Jeter des ponts entre les cultures par le biais de mon art, en tant qu’expérience vivante, a été particulièrement enrichissant. Lorsque je me promenais dans les rues de Hangzhou, j’entendais souvent des musiciens jouer de la musique traditionnelle, pour les piétons. Je suis retourné à Hangzhou bien des années plus tard pour une courte visite, et avec son développement rapide et furieux, malheureusement, la plupart des musiques que l’on entend maintenant sur les trottoirs étaient des musiques populaires de l’ouest, destinées à attirer les gens dans les magasins modernes. J’ai demandé à Zheng Fang comment son pays allait préserver la perte de sa propre musique traditionnelle et il m’a répondu que les musées la conserveraient.
Nino Rota – Concerto per archi
Nino Rota est plutôt connu pour sa musique de film, mais j’ai choisi son concerto pour mon projet. J’aime l’énergie et la clarté de cette œuvre.
Leonard Bernstein – The Age of Anxiety – 1994
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J’ai toujours eu beaucoup de respect pour Leonard Bernstein, non seulement en tant que compositeur et chef d’orchestre, mais aussi en tant que professeur. Je voulais travailler à nouveau avec de la musique inspirée de la poésie, comme le premier projet avec les chants de Mahler, et ainsi combiner la musique et la poésie avec les arts visuels. J’ai choisi la deuxième symphonie de Bernstein qu’il a intitulée « The Age of Anxiety », d’après le poème écrit en 1947 par W.H. Auden. Le thème essentiel du poème, et de la musique, est la recherche de la foi et de l’identité de l’homme dans un monde toujours plus industrialisé et déchiré par la guerre.
Bela Bartok – Concerto pour orchestre
La musique de Bartok me relie directement à mon père hongrois. Une anecdote intéressante, lors de l’exposition de mes peintures inspirées par Bartok à Bâle, un visiteur regardant un grand tryptique à dominance rouge s’est exclamé : « Je peux sentir le paprika !
Viktor Ullmann – Piano sonate No. 7
Avec Viktor Ullmann, sa démarche acquiert une dimension supplémentaire, même si elle ne l’a pas perçue tout de suite : « Cette musique évoquait pour moi beaucoup d’images, d’émotions. Mais j’ignorais la puissance de ce que ça allait me faire, personnellement. L’histoire est donc beaucoup plus longue que les quinze mois de travail que cela m’a pris », se souvient Dessa.
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L’histoire est beaucoup plus longue, en effet. Si Dessa est née au Zimbabwe, c’est de parents juifs, polonais et hongrois. Et ses propres grands-parents ont péri à Auschwitz. La résonance de la trajectoire d’Ullmann est donc profonde.
De la réflexion personnelle au devoir de mémoire
« Une sorte de thérapie personnelle, constate Dessa. Je me suis rendu compte, à travers cette musique-là, que je ne m’étais jamais posé certaines questions existentielles. Par exemple, la perte de mes grands-parents à Auschwitz, qu’est-ce que ça m’a fait, dans ma personne ? Et j’ai réalisé que ça m’a fait beaucoup, sans que j’en sois consciente. La façon que j’ai de ressentir le monde est, d’une certaine façon, imprimée dans l’histoire de mon peuple ».
Car au-delà de soi, il y a les autres : « En peignant d’après cette œuvre, je répondais à un besoin intérieur. Mais je ne m’étais pas rendu compte de l’importance que cela pouvait revêtir pour d’autres. J’ai senti que j’avais une responsabilité, pas seulement par rapport à Viktor Ullmann, mais aussi par rapport à mes grands- parents, et à d’autres gens. » Et Dessa parle d’informer « à propos de ceux qui ont eu, dans ce camp, le courage et la force de vie de continuer à créer ».
Extrait d’article : swissinfo/Bernard Léchot «A Legacy from Theresienstadt», au Ghetto Museum de Terezin, du 7 novembre 2002 au 28 janvier 2003.
Erich Wolfgang Korngold – Abschiedslieder (Chants d’adieu)
Dans la biographie de Korngold de Jessica Duchen, Phaidon 1996 est écrit que Korngold a composé la musique de ces quatre poèmes à un moment où les parents des deux familles s’opposaient à sa relation avec Luzi von Sonnenthal. Ils se sont mariés quand même et ont fait un très bon mariage. Les chants sont beaux, mélodieux et très inspirants.
René Oberson – La Porte Mystique
Le compositeur suisse René Oberson compose pour l’orgue, instrument que je connaissais peu. Sa composition a ouvert de nouvelles portes à mes cycles de travail. J’ai apprécié de travailler avec un compositeur vivant et cette expérience m’a encouragé à réaliser un autre projet avec des compositeurs de Berlin.
Composition: Parametastring – Unsuk Chin | Vergessenes Bild – Detlev Glanert
Je voulais faire un projet dans lequel je travaille à partir de la musique de deux compositeurs vivants. Grâce à la collaboration de Frank Harders Wuthenow de Boosey et Hawkes, à Berlin, j’ai pu rencontrer les compositeurs et utiliser librement leur musique.
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Extrait du texte de Frank Harders-Wuthenow :
La Coréenne Unsuk Chin comme l’Allemand Detlev Glanert comptent parmi les compositeurs les plus importants de leur génération. Quiconque connaît leur musique peut se faire une idée de l’horizon qu’observe Dessa et de sa sensibilité aux langages musicaux les plus extrêmes. Que les deux compositeurs aient eux-mêmes des affinités avec les arts plastiques et que l’élément visuel joue un rôle décisif dans leur œuvre n’a rien d’étonnant ; cela explique peut-être aussi la sympathie de Dessa pour leur musique. Avec les compositions de Detlev Glanert et d’Unsuk Chin, l’artiste aborde les domaines intellectuel et émotionnel qui, malgré leurs différences, se complètent à merveille. Ils sont les témoins d’une création qui fait jaillir ses étincelles de la rencontre tant avec des personnes qu’avec des œuvres. Cette transcendance et cette empathie perceptibles dans chacune de ses œuvres font partie intégrante des caractéristiques de l’art de Dessa, que j’apprécie énormément ; je me réjouis aussi d’avoir pu apporter ma modeste contribution à la naissance de ces œuvres.
Benjamin Britten – The Four Sea Interludes and Passacaglia de Peter Grimes
Extrait de « It is all about Transformation : A Discussion on Britten » publié dans « Do we smile or do we weep? », Berlin 2013. ISBN 2-940223-06-8
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Dessa s’entretient avec Frank Harders-Wuthenow à Berlin
F : La musique de Britten possède de nombreuses qualités « picturales », ce qui doit être très attrayant pour un peintre. Vous êtes-vous laissé guider par les traits imaginaires du « pinceau » compositionnel de Britten, avec lequel il fait scintiller, bouillir et hurler la mer ? Ou est-ce plutôt le côté émotionnel de cette musique, les turbulences intérieures des personnages, qui vous inspirent et vous émeuvent ?
D : Les deux. Dans la Passacaille, c’est la description émotionnelle de Grimes, et dans Sea Interludes, je pense avoir utilisé les éléments visuels, comme ceux que vous suggérez, mais qui dépeignent en même temps l’émotion. Par exemple, dans « Midnight », la lumière est douce, mais elle suggère la solitude, peut-être la fin d’un cycle, la fin d’une vie. Dans « Sunday Morning », j’ai utilisé l’association des couleurs avec la clarté des sons – les couleurs vives s’unissent pour exprimer le battement audacieux des cloches qui sonnent dans le village et les jardins. Mais comme je l’ai déjà dit, je peux être guidé par la remontée de l’information inconsciente que la musique atteint. Le processus est donc assez complexe et difficile.
Musique et pinceaux (Musik und Pinsel)
Performance en direct, une collaboration initiée par Dominique Gesseney-Rappo, compositeur et Blaise Héritier, chef d’orchestre avec l’orchestre Flying brass. Dominique Gesseney-Rappo a composé une nouvelle pièce inspirée par deux de mes grands triptyques. J’ai écouté sa nouvelle œuvre plusieurs fois avant de peindre devant le public.
Nous avons donné 5 concerts en Suisse romande. J’ai peint sur une table à côté de l’orchestre, et j’ai pu suivre le chef d’orchestre. Bernard Villat a organisé une caméra pour filmer mon travail et le public regardait sur un grand écran.